De Georgetown (Malaisie). – Dans son livre Orchid Fever : A Horticultural Tale of Love, Lust, and Lunacy [“La Fièvre des orchidées. Un conte horticultural d’amour, de convoitise et de folie”, Methuen, non traduit en français], l’écrivain voyageur Eric Hansen brossait [en 2001] un tableau saisissant des univers complexes et souvent entrecroisés des fervents collectionneurs de fleurs, des chasseurs intrépides et des cupides trafiquants de plantes.
Le récit de Hansen s’ouvre dans les jungles de l’île de Bornéo, l’une des plus grandes zones de reproduction des orchidées du monde où, avec des membres de la tribu semi-nomade des Penan, il guide deux éleveurs américains d’orchidées venus photographier des spécimens de Paphiopedilum sanderianum, espèce rare endémique à l’île.
“C’est le graal des orchidées, que seuls une douzaine de botanistes au monde ont vu dans son milieu naturel,” écrit-il.
Ce fol engouement pour les orchidées est apparu en Angleterre en 1818, après que le biologiste britannique William Swainson, collectionneur de plantes, eut ramené du Brésil une caisse d’espèces végétales exotiques, parmi lesquelles des orchidées. Peu après, des collectionneurs passionnés se lançaient à l’aventure dans les régions les plus reculées du monde accueillant une grande diversité d’espèces – pour périr dévorés par des tigres, brûlés vifs ou transpercés par les lances des indigènes.
Plus de 7 000 espèces endémiques
Deux cents ans plus tard, l’Asie du Sud-Est demeure l’une des principales destinations des amateurs d’orchidées. Avec ses quelque 4 000 espèces endémiques, l’Indonésie est sans doute le pays d’Asie qui en compte le plus grand nombre, suivi par la Malaisie, riche de plus de 3 000 espèces. En 2020, la revue de botanique PhytoKeys en dénombrait 1 100 aux Philippines et 1 040 en Birmanie (Myanmar). Des chercheurs malaisiens viennent toutefois de mettre en lumière un aspect peu connu mais de plus en plus délétère de cet intérêt pour la botanique : le marché parallèle sur Internet, confidentiel mais en plein essor, d’espèces rares d’orchidées sauvages.
“Internet a accéléré le rythme d’une perte de biodiversité sans précédent”, affirme Rexy Prakash Chacko, passionné d’orchidées et cofondateur de l’association Penang Hills Watch, qui suit de très près les activités de déforestation dans l’État malaisien de Penang. Il vient de cosigner avec botaniste Santhi Velayutham le guide Orchids of Penang Hill, sponsorisé par The Habitat Penang Hill, un parc naturel privé de l’île de Penang.
“Les orchidées sauvages les plus spectaculaires, comme ‘Paphiopedilum barbatum’, que l’on rencontre parfois sous l’appellation de ‘sabot de Vénus de Penang’, se raréfient depuis un certain temps déjà, et les collectionneurs pillent toutes les orchidées qui leur tombent sous la main, déplore Rexy. Des groupes Facebook consacrés à ces fleurs leur permettent d’atteindre un vaste réseau de clients dans tout le pays, et ni la réglementation ni les mesures de répression ne sont suffisantes pour empêcher ces ventes.”
Disparue six mois après sa découverte
La Convention internationale sur le commerce des espèces en danger (Cites), que la plupart des pays du Sud-Est asiatique ont ratifiée, a pourtant mis en place un ensemble de règles strictes pour limiter le commerce des 35 000 espèces végétales répertoriées, dont 70 % sont des orchidées. Mais la nature fugace des échanges sur les réseaux sociaux complique singulièrement le suivi et la surveillance des transactions numériques.
“En Malaisie, des collectionneurs proposent des orchidées sur Facebook pour pas plus de 5 ringgits (1 euro) et jusqu’à 100 ringgits (20,5 euros) l’unité,” poursuit Rexy.
Paphiopedilum canhii, une orchidée découverte au Vietnam en 2010, a si bien été pillée qu’elle a pratiquement disparu six mois après avoir été identifiée, tant la demande en ligne était forte.
La menace qui pèse sur les orchidées est on ne peut plus réelle : dans un entretien publié en juillet sur le site d’actualité The Malaysian Insight,, Ruth Kiew, spécialiste à l’Institut de recherche forestière de Malaisie (Frim), prévenait que si l’on ne faisait rien pour enrayer les prélèvements illégaux, un grand nombre d’espèces d’orchidées sauvages pourraient s’éteindre d’ici cinq ou dix ans.
Meilleure protection dans les parcs nationaux
“Les orchidées sont généralement protégées lorsqu’elles poussent dans des zones comme les parcs nationaux ou régionaux, des réserves naturelles ou des forêts imposant un permis d’entrée et une licence pour cueillir des plantes vivantes,” souligne Ong Poh Teck, spécialiste des orchidées au Frim.
A contrario, poursuit-il, celles qui poussent dans des zones non protégées ou trop étendues pour être surveillées sont plus vulnérables à la collecte illégale. Le braconnage des orchidées se développe également dans des régions moins développées d’Asie du Sud-Est, comme la Birmanie (Myanmar), dont les espèces figurent parmi les moins connues de la région, du fait de la longue politique d’isolement du régime [durant la junte militaire de 1965 à 2011].
Les orchidées les plus exceptionnelles de Birmanie sont concentrées dans la lointaine région de Putao, dans l’État de Kachin, à 1 500 kilomètres au nord de Rangoon, la principale ville et ancienne capitale du pays. Imbriqué entre l’État indien d’Arunachal Pradesh, la région autonome du Tibet et la province du Yunnan, dans le sud-ouest de la Chine, le district de Putao s’étend au pied du Hkakabo Razi, la plus haute montagne d’Asie du Sud-Est, culminant à 5 881 mètres. Cette zone, qui jusqu’en 2018 n’était desservie que par des liaisons aériennes, est désormais accessible par la route depuis Myitkyina, mais la crise du Covid-19 a contribué à prolonger son isolement.
L’ouverture des routes, un danger pour les espèces isolées
Le canton de Nogmung, dans le district de Putao, est l’unique endroit au monde où l’on trouve Paphiopedilum wardii, dite “orchidée noire” en raison de ses fleurs brun foncé. Cette variété, qui doit son nom au botaniste britannique Frank Kingdon-Ward, pousse entre les pierres. Son extrême rareté n’a pas encore déclenché le compte à rebours de son extinction, car les gens du pays ne la récoltent qu’avec parcimonie, soit pour des usages médicinaux soit comme souvenir proposé à la petite poignée d’intrépides voyageurs qui, avant que la pandémie ne porte un coup d’arrêt au tourisme, arrivaient encore jusqu’au marché de Nogmung.
Selon la Wildlife Conservation Society, association internationale de préservation située à New York qui a engagé un partenariat avec l’Office des forêts de Birmanie en 1993, cette région septentrionale abrite plus de 200 espèces d’orchidées sauvages.
“Maintenant qu’il y a une meilleure infrastructure routière, il est plus facile aux contrebandiers de transporter des orchidées et des parties d’animaux jusqu’à la frontière, fait observer Japha Se, guide touristique originaire de Putao et propriétaire de l’agence de voyages Icy Myanmar. Et c’est précisément ce qui me fait redouter l’extinction prochaine de nos orchidées.”
Marco Ferrarese
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